
L’IA oblige les organisations à se réinventer
Face à l’accélération de l’IA, nos organisations sont en retard – et le fossé se creuse
L’histoire des révolutions technologiques montre que les organisations peinent souvent à suivre le rythme du progrès technique. L’organisation scientifique du travail, née de l’électricité, du pétrole et des machines-outils, a mis plusieurs décennies à s’imposer après ces ruptures technologiques. Mais jamais le décalage entre vitesse technologique et lenteur organisationnelle n'avait été aussi fort. Aujourd’hui, l’IA générative accélère à une vitesse inédite : une rupture majeure tous les 4 à 6 mois – la dernière en date, DeepSeek, un modèle chinois qui rivalise avec les meilleurs LLM en consommant beaucoup de puissance de calcul. Pendant ce temps, la pensée organisationnelle stagne. Depuis le "lean", rien de structurant n’a émergé pour absorber cette vague de l'IA.
Résultat : un décalage abyssal entre la puissance technologique et notre capacité à l’intégrer intelligemment dans un système humain (et que dire de la pensée de l'IA dans l'organisation sociale, qui est au degré zéro). Pourtant, l’IA ne va pas simplement "optimiser" nos entreprises ; elle va les réécrire de fond en comble. Et pour un dirigeant, ne pas comprendre et ne pas agir maintenant, c’est risquer de devenir obsolète avant même d’avoir compris ce qui se joue.
L’IA, bien plus qu’un outil : un collègue qui redessine les règles
Oubliez l’image de l’IA comme un simple levier d’efficacité. Elle ne se contente pas d’automatiser des tâches ou de fluidifier les échanges, comme Internet l’a fait. Elle produit – des idées, des hypothèses, des raisonnements, de l'aide à la décision – et agit seule sur des systèmes complexes (par exemple, la maintenance prédictive dans l'industrie ou l'énergie).
C’est une bascule anthropologique : le langage, pilier de l’humanité, échappe à notre monopole. Les IA parlent, argumentent. Dès lors, une question brûle : si elles maîtrisent ce qui nous définissait, que reste-t-il de notre singularité ? Notre réponse doit être stratégique : faire de l’IA un copilote, pas un maître. Dans les labos pharmaceutiques, elle accélère la découverte de médicaments en épaulant les chercheurs, elle "turbocharge" leur efficacité mais les scientifiques restent à l'initiative ; en revanche, mal pilotée, elle peut réduire des experts à de simples contrôleurs de ses outputs, vidant leur travail de sens. La frontière est ténue entre les deux ! Des études ont montré que même dans les labos pharmaceutiques, les scientifiques étaient saisis par le "blues de l'IA". L’enjeu ? Positionner l’IA comme un amplificateur de créativité, pas comme un substitut qui nous relègue au rang d’assistants. Et dans la plupart des configurations, la situation est ténue, ambiguë, presque indécidable.
Compétences bouleversées : l’IA démocratise l’expertise, mais redistribue le pouvoir
Avec des IA utilisées comme "copilote", chaque collaborateur disposera d’un arsenal de "consultants numériques" instantanés :
- Un apprenti apprendra de plus en plus seul, mais un expert validera ses acquis pour garantir la fiabilité.
- Un manager rédigera une note juridique sans avocat, mais un juriste restera indispensable en bout de chaîne pour la conformité.
- Un commercial décryptera un marché ou préparera des contrats sans support juridique, mais finira par croiser ses intuitions avec un expert du pays ou du secteur.
- Un ingénieur traitera des jeux de données simples et propres sans data scientist, mais une expertise pointue affinera et "double-checkera" ses conclusions.
Ce n’est pas une automatisation classique : c’est une rupture. L’IA aplatit les hiérarchies, brouille les frontières entre juniors et seniors, et remet en cause la valeur ajoutée traditionnelle. Quand un novice produit en minutes ce qu’un senior peaufinait en heures, que deviennent les échelles salariales ? Les compétences d’analyse, hier reines, cèdent la place à la synthèse et à l’orchestration. Le pouvoir glisse de la maîtrise d’œuvre (faire) à la maîtrise d’ouvrage (faire faire). McKinsey le confirme : l’IA allège les tâches routinières des juniors dans les métiers cognitifs, mais les seniors doivent pivoter vers un rôle de guide et d’ensemblier, tissant des ponts entre machines et humains. Qui sont les plus menacés, juniors ou seniors ? Sans doute aucun des deux, mais les métiers vont changer. Une organisation agile et décentralisée s’impose, où l’expertise ciblée et la capacité intégratrice l’emportent sur les silos rigides.
Du "savoir-faire" au "savoir-diriger" l’IA
L’expertise humaine ne disparaît pas : elle se transmute donc. Nous devenons les formateurs de l’IA. Chaque correction, chaque ajustement améliore l'apprentissage. Mais ce rôle exige de nouvelles compétences : préparer des données pertinentes, évaluer des modèles, anticiper leurs biais, croiser les modèles, les passer à un tamis éthique... C’est une co-création permanente, où l’humain reste le garant du sens et de l'ensemble. Sans cette bascule, nous risquons de stagner dans une posture passive, simples utilisateurs d’une boîte noire. Nous risquons de tomber dans le piège hégélien du "maître", dans la dialectique du maître et de l'esclave.
Le "prompt", nerf de la guerre : orchestrer sans se perdre
Diriger l’IA passe par l’art du prompt – poser la bonne question au bon moment. Mais ce savoir-faire est-il une compétence noble ou une contrainte déguisée ? Si nous échouons à le maîtriser, l’humain devient un correcteur mécanique, privé de la joie de créer, et plus vulnérable aux erreurs d’une machine mal briefée. L’enjeu est clair : structurer une relation où l’IA exécute sous notre impulsion stratégique, pas l’inverse. Sinon, nous troquons notre autonomie contre une dépendance stérile.
Leçon de la Révolution industrielle : un miroir tendu
Ce virage rappelle la Révolution industrielle. L’artisan, maître de son outil, a cédé la place à l’ouvrier, souvent rouage d’une machine. Aujourd’hui, l’IA menace de "prolétariser" les métiers intellectuels et cognitifs. De créateurs de sens, nous pourrions devenir des opérateurs d’algorithmes, dépossédés de notre initiative. Mais ce précédent offre aussi une promesse : comme hier, cette disruption peut libérer du potentiel – à condition de ne pas subir. A la fin du jour, la Révolution industrielle a scolarisé les masses, amélioré l'hygiène et la santé, et dopé la richesse globale ; l’IA, troisième facteur de production, hybride entre l'homme et la machine, pourrait réinventer le travail, redistribuer la valeur, réhumaniser le temps. Tout dépend de notre capacité à agir.
Conclusion : réinventer l’organisation, un impératif vital
L’IA n’est pas une mode passagère : elle redéfinit nos collectifs, nos compétences, notre essence même. Mais son potentiel reste une arme à double tranchant. Sans une vision sociotechnique – hybride, mêlant technologie et humain, comme le "tiers-instruit" de Michel Serres – nous courons vers l’échec dans les entreprises et la dystopie sociale. Les dirigeants doivent cesser de voir l’IA comme un gadget de productivité, ils doivent aussi cesser de penser qu'elle sera la panacée. Plutôt ils doivent l’embrasser comme un levier de transformation globale à condition de l'intégrer dans une vraie réflexion sur les humains et l'organisation. Il n'est de richesse que d'hommes, fût-ce à l'heure de l'IA. Resynchroniser innovation et organisation, c’est le défi du siècle. J’y reviendrai dans mes prochaines convictions.